Le stylo
L'hiver tirait à sa fin en cette belle matinée de Mars. Certains oiseaux migrateurs commençaient à repointer le bout de leur bec, profitant des dernières provisions de graines, laissées par les amoureux des animaux pour aider leurs congénères sédentaires à supporter le froid. De temps en temps une chatte poussait une longue lamentation, signant le début de la période des amours félines. Les premiers bourgeons, encore timides, commençaient à percer l'écorce des branches des arbres, lançant les festivités du renouveau, du retour, tant attendu par tous et toutes, du printemps. Mais malgré cela, il râlait.
Cela faisait la cinquième fois que son ordinateur redémarrait sans prévenir, installant pendant longtemps une simple mise à jour d'un logiciel quelconque. Il détestait vraiment quand Windows lui faisait ce coup-là, surtout que cette fois-ci il était lancé dans son récit. Il avait enfin réussi à trouver une idée pour avancer dans son roman, son « chef-d’œuvre » comme ses amis aimaient l'appeler, pour le taquiner. Sans doute espéraient-ils que cela l'aidait pour avancer dans son histoire. En fait, bien que sachant que ce n'était pas dit méchamment, ça le bloquait plus qu'autre chose et ça le frustrait.
Bon, cela faisait maintenant vingt minutes que cette foutue machine essayait, lentement, très lentement, d'installer un quelconque fichier dans un obscur recoin du disque dur. Et il en avait franchement marre.
Il se leva, poussa un long soupir d'exaspération, et s'éloigna de son bureau. Il se rendit dans sa cuisine, remplit sa cafetière d'eau et de café, puis appuya sur le bouton de démarrage. Comme pour se moquer de lui ou se payer sa tête, au choix, au moment même où il enclencha le bouton ON de sa machine à café, le courant sauta. Il maudit alors son foutu revenu de jeune écrivain qui ne lui permettait pas de pouvoir s'acheter un onduleur. Car évidemment, une coupure de courant signifiait que Windows devrait vraisemblablement démarrer en mode sans échec puis reprendre la dernière mise à jour. Un onduleur lui aurait au moins sauvé quelques précieuses minutes.
Il se rendit alors à son compteur électrique mais il n'avait pas disjoncté. Il se dirigea alors vers la fenêtre et regarda dans la rue, des fois qu'un de ses voisins lui donnerait une explication. La rue, habituellement grouillante de monde, était désespérément vide à cette heure de la journée. Un dimanche aussi, à quoi s'attendait-il ? Il se dirigea donc vers la porte d'entrée de son appartement, l'ouvrit, et appuya sur l'interrupteur de la lumière du couloir. Pas de lumière. Il s'agissait donc d'une panne générale.
Il referma sa porte et, sachant qu'il était déjà en retard pour rendre son premier chapitre à son éditeur, il estima qu'il n'avait déjà que trop perdu de temps. Il attrapa alors son bloc-notes et commença à vouloir écrire la suite. Oui mais voilà, cela faisait maintenant trois ans qu'il n'avait plus de crayons ni de stylos, il était devenu totalement accroc aux nouvelles technologies et ne passait plus que par elles. Il n'avait gardé ce bloc-notes que par accès de nostalgie. Il était maintenant mélancolique en se disant qu'il aurait peut-être pu avancer bien plus vite si il avait écrit son texte à la main, comme tous les écrivains le faisaient avant l'apogée de la machine à écrire. Il fouilla donc dans ses affaires, à la recherche de son précieux Graal, celui qui lui permettrait de coucher ses idées sur le papier. De tous les gadgets inutiles qu'il recevait dans les différentes conventions et les divers salons du livre qu'il avait visité, aucun n'était utile pour écrire à la main. Pas même un fichu crayon à papier.
Il chercha à allumer de nouveau la lumière du couloir, mais il y faisait toujours aussi sombre. Décidément, certains n'aiment pas le lundi, ce jour-là il se mit à détester le dimanche. Il se décida à s'habiller pour aller acheter un malheureux stylo billes et sortit. Il se ravisa après avoir marché sur quelques mètres en voyant l'heure déjà bien avancée de la journée. Avait-il vraiment passé plus de trois heures à chercher un stylo ? Non, il avait tout simplement passé plus de trois heures à se remémorer tous ses souvenirs de conventions et toutes ses soirées d’ivresse et de rigolade avec ses collègues auteurs, se racontant leurs propres expériences et déboires. Foutu pour foutu, il rentra chez lui, attrapa une boîte de cookies au chocolat, et piocha un livre au hasard dans l'un de ses cartons. Il faudrait vraiment qu'il songe à ranger un de ces jours, pensa-t-il. Il se mit donc à la lecture, espérant trouver quelques idées et un peu d'inspiration pour avancer plus tard dans son récit, prouvant ainsi à son éditeur qu'il n'était pas un incapable, et que, si, il était capable de coucher plus de deux phrases sur le papier.
Cela faisait à peu près une heure qu'il lisait « Dracula » de Bram Stocker quand il entendit un bruit étrangement familier : son ordinateur se mit à bipper. Ce bip caractéristique de l'ordinateur qui s'allume. Il posa précipitamment son livre et se remit alors derrière son écran, attendant le très connu logo du système d'exploitation à la fenêtre multicolore et se mit à crier de joie. L'ordinateur avait eu le temps d'installer la mise à jour et il finissait maintenant le paramétrage. Une étape un peu moins longue mais prometteuse pour son travail : il allait enfin pouvoir se remettre à écrire ! Une odeur agréable de café vint chatouiller son nez, il profita donc que son ordinateur était occupé à finir sa tâche pour se lever et se remplir un mug de bon café chaud et fumant.
Il put enfin se mettre à la tache, à plus de seize heures de l’après-midi, couchant sur le papier virtuel son idée géniale, faisant subir milles et uns tourments à son personnage principal. Il était enfin lancé et le feu sacré de l’écriture lui mis la cervelle en ébullition. Il écrivait une phrase, la corrigeait, l’effaçait, la reformulait, relisait l’un et l’autre paragraphe, écrivait un nouveau pavé de texte d’une traite sans s’arrêter, ne profitant de son café, froid, que pour relire et songer à une nouvelle phrase à taper. Il était bel et bien lancé et rien ne semblait pouvoir l’arrêter, sauvant furieusement son document à chaque phrase ou bout de phrase écrite, de peur qu’une nouvelle panne ne survienne !
Il était plus de quatre heures du matin quand il fut satisfait de son nouveau chapitre et l'envoya à son éditeur. Il était d'autant plus content de lui qu'il voyait maintenant comment continuer son histoire. Il savait où iraient ses personnages et quel serait le déroulé des événements à décrire. Il regrettait juste de n’avoir pas eu davantage de temps pour enchaîner sur le chapitre suivant. Sa journée avait été éprouvante, tant sur le plan physique que psychologique, mais là, il jubilait. En voyant l'heure, il se rendit dans sa chambre, tout heureux d'avoir pu faire la nique à sa journée de poisse et surtout à ses deux semaines de pages blanches. Il se coucha directement dans son lit, sans prendre la peine de prendre une douche ni même de se changer. Il était trop fatigué pour s'en soucier de toute façon. Il se tourna vers sa lampe de chevet, prêt à éteindre puis, au dernier moment, il attrapa l'objet qui reposait toujours sur son oreille droite, une sorte de grigri pour lui, et posa sur sa table, un stylo en parfait état de marche.