Les Cerisiers
En cette période stressante et angoissante qu’est le confinement, pour réduire la propagation du COVID-19, une idée de défi d’écriture a germé sur Mastodon. Chaque semaine un thème est choisi, avec sa consigne. Cette semaine, le texte doit commencer par « Ah tiens, les cerisiers fleurissent. », le reste est libre. Pas de limite de nombre de caractères, pas d’imposition de style. Chacun·e est libre de broder comme iel le souhaite autour du thème.
En voici ma contribution. Vous pourrez également retrouver ce texte dans mon carnet d’écriture pour une lecture plus confortable : Les Cerisiers
« Ah tiens, les cerisiers fleurissent. »
La femme assise dans le canapé souleva sa paupière droite, abaissa son livre et regarda dans la direction de la voix.
« Hein ?
— On ne dit pas "hein", on dit "comment"…
— Gneugneugneu, excuse-moi, j’ai pas entendu, tu peux répéter ? »
La vieille femme s’éloigna de la fenêtre, traversa le salon en évitant soigneusement la table basse aux coins pointus, se rapprocha du sofa et se pencha près du visage de son interlocutrice :
« Je disais : "Ah tiens, les cerisiers fleurissent."
— Aaaah ! Réagit-elle, plaquant ses mains sur ses oreilles. Mais t’étais pas obligée de hurler non plus !
— Hihihi. Excuse-moi, mais c’était beaucoup trop tentant. »
Elle s’éloigna du canapé en passant à la droite de la femme, effleurant son épaule au passage dans un geste de tendresse, et s’arrêta devant un mur remplit de cadres de photos de famille. Elle en décrocha un, avec beaucoup d’attention et de délicatesse, le regarda avec tendresse et mélancolie, caressant le bois de cerisier brut de son index gauche.
« Papa me manque… » dit alors la femme du canapé, qui s’était levée, tout en enlaçant sa mère.
Elles restèrent muettes pendant une longue minute, se remémorant sans doute de vieux souvenirs partagés.
« À moi aussi, ma chérie… Même sa façon de me rouspéter me manque… Ces "Esther, Esther, Esther…" me manquent…
– Si ça peut te rassurer, ça fait longtemps que ces "Abigaëlle, descend tout de suite de ce canapé !" ne me manquent plus. »
Esther regarda alors sa fille droit dans les yeux, interdite, puis elles partirent dans un grand éclat de rires. Le rire plutôt que les larmes, c’est ce que leur proche a toujours préféré.
« Bon, c’est pas tout ça, mais si je finissais de préparer le pic-nic ? » finit par déclarer Abigaëlle.
Sa mère acquiesça et se dirigea vers la salle d’eau, laissant sa fille préparer le pic-nic familial. Pendant que la vieille dame se maquillait et se coiffait, elle se demandait si son fils serait là cette année. Comme a son habitude, il avait laconiquement répondu « Peut-être, je verrai, si j’ai le temps… ». Depuis la disparition de Frank, son époux, le temps était comme suspendu, comme arrêté. Bien sûr, chacun avait fini par reprendre ses habitudes, mais d’autres habitudes sont également venues. D’après les psychologues qu’Esther et Abigaëlle avaient consulté, c’est une réaction normale en période de deuil. Et à plus forte raison quand vous n’avez pas pu voir la personne que vous aimez à l’hôpital, pour éviter de le contaminer avec un virus dont vous pourriez être porteur. Cela peut faire parti du traumatisme.
« Et n’oublie pas… Commença Esther.
– Le chocolat croustillant, parce que Philippe adore ça ! Je sais. » Compléta Abigaëlle.
Elle se mit alors à ronchonner dans son coin, se demandant si sa mère la connaissait vraiment pour ne pas savoir qu’elle connaît les goûts de son propre frère. Au moment de saisir la tablette, elle hésita, puis elle n’en prit non pas une mais deux, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être juste au cas où cette fois son frère serait là. Ça faisait maintenant cinq ans qu’elles ne l’avaient pas vu. La dernière fois, cela avait été pour les obsèques de leur père. Il s’était montré extrêmement distant, voire glacial, ce jour-là. Bien qu’elles se soient dit que cela allait lui passer, il semblait ne pas faire l’effort de donner des nouvelles de lui-même, ni même d’en prendre.
« Est-ce que je te prends… Commença Abigaëlle.
— Du gingembre confit ! » Enchaîna Esther.
Les deux femmes se sourirent mutuellement, bien qu’elles se montraient leur dos, l’une affairée à choisir quelle paire de boucles d’oreilles mettre, l’autre occupée à faire rentrer le pot de mayonnaise sans écraser les fraises.
C’était une belle journée de Mars et, effectivement, les cerisiers étaient en fleurs dans toute la ville. Sur le trajet jusqu’au parc, qui n’était qu’à une dizaine de minutes à pied de chez elles, elles rencontrèrent des gens du quartier qui avaient bien connu Frank, l’homme décédé du cadre. Aussi s’arrêtèrent-elles régulièrement pour échanger quelques mondanités et cancans avec ces personnes, et ça leur faisait étonnamment du bien.
Une fois arrivées devant la grille du parc, un petit pincement au cœur les prit toutes les deux. Ce parc était le préféré de Frank. C’était celui qui abritait le plus de cerisiers de tous ceux de la ville, avec également différentes essences de cerisiers japonais, ceux-là même qui avaient valu quelques prix arboricoles à la ville.
Elles s’avancèrent dans l’allée et reconnurent, de dos, des membres plus éloignés de leur famille qu’elles n’avaient pas vu depuis l’enterrement. Des oncles, des tantes, des cousins et cousines, plus ou moins germains. Elles les hélèrent et ceux-ci se retournèrent, les saluèrent, et les attendirent. Tous avaient également prévu leurs victuailles. Ils avaient tenu leur promesse de venir pic-niquer sous les cerisiers. Ils allèrent se placer à l’ombre du plus grand et du plus beau des cerisiers du parc, celui-là même où Abigaëlle et Esther ont passé les meilleurs moments de leur vie avec Frank. Les meilleures siestes de leur vie aussi.
Abigaëlle s’apprêtait à sortir la tourte au poulet safrané quand elle s’immobilisa, le regard fixant l’entrée du parc. Son sang ne fit qu’un tour : Philippe avait tenu sa promesse. En voyant sa sœur, il la salua de loin avec un grand geste de la main droite et un sourire des plus radieux, la main gauche étant occupée à tenir un objet rectangulaire enveloppé dans du papier. Les deux femmes étaient émues aux larmes et avaient du mal à cacher leur joie de le revoir après tant d’années. Il s’approcha enfin du groupe et ils purent se faire une énorme embrassade, entre les éclats de rires et les larmes de joie.
« Je vous ai amené quelque chose. Finit par déclarer Philippe.
– Ah bon, mais quoi donc ? On dirait qu’il y a un cadre dans ton paquet ! Répondit sa mère.
— C’est une peinture. Ça m’a pris bien plus de temps que je ne le pensais pour la terminer. »
Sur ces mots, il défit délicatement le papier kraft qui protégeait le tableau. La peinture représentait une famille, leur famille, réunie autour d’un pic-nic sous le grand cerisier du parc, Frank paraissant plus vivant que jamais. Toute la famille était abasourdie par la beauté de l’œuvre, la richesse des détails et la précision du trait. On aurait dit une photographie tellement l’effet était réaliste.
« C’est… Magnifique ! Fut tout ce qu’Abigaëlle pu sortir.
— Quel est le titre de ton œuvre, Philippe ? Lui demanda sa mère, essuyant ses larmes.
— Je l’ai intitulé "Les Cerisiers". »